Des romans à suspense qui font du bien

Une aventure de Nevada Jones et Kentuckie Smith

 

Quelques minutes auparavant, la passerelle suspendue qui permettait de franchir les cinquante mètres du canyon de Malabar faisait encore la fierté du petit royaume de Katabolonga. Jusqu’à ce que Kong et ses hommes, les féroces et très peu zens Qi-Kongs, d’un coup sec de machette, tranchent les lianes l’amarrant aux deux parois. Ce n’était pas un hasard si à cet instant précis, Nevada Jones et Kentuckie Smith testaient ce haut lieu touristique du royaume. Ils détalaient sur les planches vermoulues au-dessus des rapides de la Patchanka, un bon cent trente-trois mètres soixante plus bas, lorsque le pont de singe bascula sur son axe. Nevada perdit pied, porta la main à sa ceinture et projeta son fouet. L’extrémité de la lanière de cuir s’enroula autour d’une latte de bois et un éclair philosophe traversa sa tête : un coup de machette, jamais, n’abolira le hasard, eut-il le temps de penser avant que la première flèche ne traverse son chapeau. Suspendu à son fouet, il se balançait contre la falaise, comprimant de sa main gauche un lourd fétiche doré contre sa poitrine.

Kentuckie, elle, ne possédait pas de fouet. Par bonheur, les années de baroud ayant succédé à ses années universitaires avaient affûté ses réflexes aussi bien que ses synapses. Son bras s’était détendu tel un cobra à l’attaque, ses doigts avaient crocheté à la volée l’un des deux câbles de ficus tressé. Le pont de singe s’était effondré. Les lois de la physique étant ce qu’elles sont, elle n’avait pu lutter contre le bon gros effet pendulaire qui l’avait menée à se fracasser le crâne contre la paroi opposée du canyon. À demi assommée, elle sentit ses doigts poisseux et ensanglantés glisser sur sa prise. Elle lança d’une voix pointue :

— Nevada, je crois que je vais lâcher. Passe-moi ta main !

— Ma chère, Kentuckie, voyons ! Tu vois bien que j’ai les mains prises. Je ne t’ai pas choisie comme associée pour te venir en aide à la moindre broutille. Débrouille-toi un peu, tu peux le faire ! Je n’ai jamais osé te le dire, mais il faut que tu saches que je crois en toi, tu es une fille formidable !

La jeune femme soupira, prit un air blasé et lorgna vers les lointains rapides grondants au fond du canyon.

— On n’est jamais si bien servi que par soi-même ; aide-toi, le ciel t’aidera ; alea jacta est et tutti quanti, grommela Kentuckie en repoussant la paroi des pieds et en se jetant dans le vide.

— Ça, c’est gonflé, remarqua Nevada avec une moue désabusée en la voyant chuter. Mais bon, une de perdue, dix de retrouvées ! Ce n’est pas tout ça, mais s’agirait de ne pas traîner. Ouille ! Il pleut des flèches ici.

Il fourra la statuette en or dans son pantalon et sortit son vieux Colt de sa ceinture. De quelques coups secs et claquants, il dézingua la moitié des hommes de Kong qui basculèrent dans le précipice. Kentuckie, qui avait adopté la position de la feuille morte, se fit doubler par une pluie de corps qui, eux, tombaient en vrac comme des patates.

— Nevada a dû sortir son Colt. Réponse disproportionnée, flingue contre sarbacanes, ce n’est pas réglo, commenta-t-elle silencieusement avant de percuter les flots endiablés.

Par chance, l’eau en émulsion était aussi molle qu’un édredon écossais (c’est-à-dire humide et mousseuse comme une Guiness) et Kentuckie s’y enfonça comme dans un nuage. D’un coup de talon rageur, elle remonta à la surface et put sans peine se raccrocher au cadavre flottant d’un Qi-Kong.

— Une bonne bouée, observa-t-elle. Nevada a tout de même fait quelque chose d’utile, finalement.

Elle se constitua un beau radeau d’une dizaine de corps qu’elle ligota ensemble avec les pagnes d’écorce dont se vêtaient les Qi-Kongs et le baptisa African Queen. Puis elle vida ses bottes pleines d’eau, retira sa chemise, son soutien-gorge et s’allongea pour bronzer les orteils en éventail sur un entrelacs de membres tatoués et de sexes tannés, offrant au soleil ses seins blancs, opulents et fiers. Pendant qu’elle dérivait ainsi au gré des flots de la Patchanka, telle une aventurière en détresse, mais un peu plus délurée, les indigènes aux aguets dans les branchages se prosternaient devant cette incarnation de la déesse mère.

Quelques heures plus tard, poussée par le courant, Kentuckie arriva enfin au débouché du canyon de Malabar, sur la mer de corail. Elle laissa son morbide radeau dériver vers l’océan et ses requins, se rhabilla et nagea jusqu’à la plage de sable fin. Elle sortit des eaux telle une sirène à demi noyée sous les yeux écarquillés des familles en vacances. Un vendeur ambulant passait nonchalamment avec du riz enveloppé dans des feuilles de bananier et des petites brochettes. Cela tombait à pic, les émotions ça creuse, et Kentuckie avait la dalle.

— Du poulet frit ! s’écria Kentuckie alors que le soleil tombait sur l’océan.

Nevada, pendant ce temps-là, s’était hissé à la force des bras en haut du canyon et assis en tailleur face au soleil couchant, caressait doucement la statuette en or de la déesse-mère Limpo-Limpo.

— Je t’ai bien mérité, toi ! T’es plutôt mignonne, constata-t-il en détaillant la poitrine généreuse et les hanches larges de la déesse. Je ne vois pas ce que t’as de maléfique.

Il se retourna et s’allongea pour la nuit sur des feuilles de palmier. En reposant la statuette, il ne vit pas l’étrange clin d’œil que lui lançait Limpo-Limpo.

A suivre…