Et au milieu coule une rivière, un microrécit « nature-writing »

une rivière dans la forêt

 

Au plus profond des tréfonds du bois Moron coulait une petite rivière sans nom. Cette partie de la forêt se révélait si dense, protégée de ronces et de branches, que seuls les plus modestes des êtres, insectes, lézards, rongeurs et passereaux, pouvaient s’y abreuver.

Elle était bien jeune, la rivière sans nom. Elle trouvait sa source sous la roche brune, cinq kilomètres en amont du grand chêne. Elle sourdait timidement au pied du calcaire, d’un tout petit jet insistant et tenace qui n’avait l’air de rien. Disparaissant dans les bancs de sable et sous l’ocre argileux, elle resurgissait plus loin et plus forte des combats menés. Elle avait pris de l’étoffe, aspiré une mare, musclé son débit en apprivoisant un fossé inondé au prix, il est vrai, de son tout premier détour, de son tout premier méandre, si tant est que cette faible courbe puisse prétendre à un tel nom. Ainsi, au plus profond des tréfonds du bois Moron, sous la canopée, coulait une petite rivière au flot clair et sans nom.

Ses eaux caressaient les feuilles mordorées et la vase, et la mousse des grosses pierres était des prairies pour les gardons. Elle ne faisait que jouer, emportant quelques branchettes au gré de son onde légère, osait quelques virages quand elle se heurtait à plus fort qu’elle, telles ces masses d’ardoises si lisses et si sombres. Au fil des kilomètres, la petite rivière grandissait, nourrit de ruisseaux, alimentée par les rigoles éphémères qui dégorgeaient l’eau de pluie lors des orages, si fréquents sur le plateau. Elle avait déjà deux belles boucles, deux beaux méandres qui n’avaient pas usurpé leur nom. Bientôt, la petite rivière sans nom avait tellement grandi qu’elle crut qu’elle n’avait plus besoin d’aide ni de soutien. Adios les ruisseaux et autres affluents qui l’avaient jusque-là tant aidé ! Ciao l’apport des eaux pluviales !

Parvenue à la limite du plateau, elle se jeta vaillamment dans la pente en chute libre. Son flot éclaté roulaient les roches légères, esquivaient les plus gros blocs, se fendaient en deux sur les obstacles avant de mieux se retrouver et de poursuivre cette folle dégringolade vers la plaine. Rejointe par d’autres jeunes ruisseaux tout aussi fougueux et emballés qu’elle, la rivière sans nom, qui ne voulait plus être “la petite rivière sans nom”, fut même assez téméraire pour oser une jolie série de cascades.

Quand elle toucha enfin au calme de la grande plaine, elle s’était fait un nom qui lui seyait bien : on l’appelait la Clarée, elle avait des eaux si claires. Elle avait pris tant de force qu’il lui fut facile de s’y creuser un lit. Les kilomètres allant, elle s’assagit et s’élargit et perdit peu à peu de l’insouciance de l’enfance. La Clarée était maintenant une belle dame aux larges hanches. Depuis qu’elle avait uni son lit avec celui du Grand Riou qui avait mêlé ses eaux plus sombres aux siennes, elle avait adopté un côté mystérieux. À l’extrémité de la plaine fluviale, quand la large vallée s’ouvrait sur la mer, elle avait donné vie à une dizaine de bras plus petits où venaient se poser flamants roses et grues cendrées. Depuis sa chute du plateau jusqu’à son delta, les hommes l’avaient toujours accompagnée et quand ils décrivaient avec amour leur vallée à un étranger, ils commençaient par les sommets âpres et la grande plaine fertile, et terminaient par « et au milieu coule une rivière… »

Ceci est un petit récit fortement inspiré de mes expériences de kayakiste en rivières sauvages. Sur une rivière autrement majestueuse, consultez donc Danube de Claudio Magris : un incroyable et monumental récit de voyage, de réflexions, d’histoires et de culture le long du plus grand fleuve

 

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